battages

LES BATTAGES DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXème SIÈCLE

Tendres souvenirs pour les anciens, les vieux agriculteurs en ont gardé des images vives. Rassemblement, convivialité, réjouissances, mais aussi, pénibilité, les dures journées de labeur qu'ils ont enduré dans la chaleur et la poussière.

Tendres souvenirs aussi pour tous ceux qui s'en sont fait une image du passé en opposition au temps moderne. Ceux-là ont autant imaginé l'ambiance, la joie communicative, le geste que chacun à son poste essayait d'améliorer. Même le ronflement de la machine semblait doux et subtil. C'était le bon vieux temps ; les fêtes rétro, les récits de l'époque réveillent toujours les charmes d'autrefois.

Mais de tendres souvenirs qu'ils soient, les battages devaient être responsabilité pour les adolescents que nous étions. Ma mère m'a inculqué ainsi qu'à mes sœurs que les battages, les moissons en général avaient un côté noble puisque c'était le blé qu'on récoltait, la farine devenant le pain, nourriture des hommes. Le spectre de la famine n'était pas si loin. Le souci de chaque famille était d'abord de se nourrir, ensuite de se vêtir et de trouver un toit. Cette responsabilité devait être transmise.

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  • Je me souviens de la locomobile, lorsque j'étais petit. Avec tous les enfants du village, nous attendions avec empressement ce jour de "batterie". C'était pour nous comme un jour de fête. Nous regardions avec joie et curiosité les blocs de charbon que le mécanicien cassait à la masse avant de les jeter au fond de l'immense four où crépitait la flamme rougeoyante. Les volutes de fumée tourbillonnaient au bout de la longue cheminée noire qui se rabattait pour le transport. La chaudière, toujours sous pression grésillait en jets de vapeur incessants. Des bailles ou un charreteau pleins d’eau, à proximité, étaient là pour alimenter la bouillotte (loco) et servaient à mouiller les alentours pour la prévention des incendies.

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  • Au vieux château en 1930

    Le coup de sifflet strident, qui faisait toujours sursauter, prévenait du démarrage de la batteuse. Au début c'était la douce et lente mélodie de la machine qui se lance, d'abord un murmure grave s'étirant jusqu'au long chuintement des courroies qui se tendent, le cliquet des engrenages qui s'entraînent, puis le ronflement assourdissant de la machine presque emballée.

    " On peut y aller les gars ", lançait un mécanicien,

    Un autre coup de sifflet et la batterie se mettait en marche. C'est alors que la vanneuse prenait le son rauque du travail, gémissant, ralentissant quand la gerbe était poussée trop vite. Il arrivait que la grande courroie sifflât quand les à-coups de la cadence étaient trop durs, les mécaniciens se mobilisaient pour appliquer la résine (la rousine) sur la courroie et empêcher le patinage.

    J'ai toujours gardé dans ma mémoire l'image des deux mécaniciens qui servaient la loco. Noire était leur figure qui s'identifiait à la machine. Seul le blanc de leurs yeux tranchait sur leur lugubre visage. Ils étaient invariablement vêtus d'une flanelle jaune et d'une profonde « culotte » soutenue par une paire de bretelles et chaussés de galoches qui leur noircissaient les talons

    Nous, les enfants, nous étions attirés par la balle poussée par le jet vigoureux du ventilateur. Nous commencions par mettre la main au bout du tuyau pour sentir le picotement du souffle et des particules. Nous jouions à la bataille de confettis dans la mouvance du ballé et il était parfois difficile de s'en arracher quand nous étions enfoncés jusqu’à la taille. Pour nous les enfants le jour de batterie c'était vraiment un jour merveilleux de joie et de liberté.

  •  Entreprise Delavaud de La Réorthe chez la famille Diopuskin au Plessis en 1930

    Devenu adolescent je me souviens de la moissonneuse javeleuse. C'était moi qui, pendant les vacances devais conduire le cheval tirant la mécanique. Le cliquetis de la lame, tel le rythme d'une horloge en accéléré, coupait le blé. Mon père avec une sorte de râteau de bois, assis à proximité de la coupe, veillait à la régularité de la gerbe qui s'accumulait sur le tablier. Puis il la laissait glisser au bruit sourd de la pédale qui claque. Ma mère et mes soeurs devaient lever les gerbes, c'est-à-dire les arranger, les décaler de la largeur de la machine pour que l'attelage puisse à nouveau repasser. Venait alors le commis, à l'aide d'une bille, d'un geste vif et précis liait les gerbes avec des cordes de chanvre. Il arrivait qu'il utilise des liens de paille qu'il tissait avec vigueur et nouait précautionneusement. C'était des gerbes pesantes, d'autant plus que la récolte était bonne avec des épis lourds en grains. Elles étaient trop lourdes pour les frêles bras de mon adolescence. Je m'essayais à les soulever mais c'était au-dessus de mes forces. >

    Quelques années après est arrivé le tracteur et presque aussitôt suivi de la moissonneuse lieuse. Ah ! La moissonneuse c'était de la belle mécanique. Pensez donc 2,10m de large ! Cette machine travaillait avec une rapidité surprenante, un immense rabatteur tournait lentement au-dessus de la lame de coupe ; le crissement des toiles qui assuraient le transport des tiges, lesquelles disparaissaient pour réapparaître empilées, tassées, nouées. La rotation des deux doigts de l'éjecteur indiquait que la gerbe était finie et l'expédiait à terre sans ménagement. Le siège, très apprécié où l'homme qui surveillait le bon fonctionnement avait à sa portée de main tous les leviers de réglage. Je revois mon père sur le Pony et mon oncle, la mine réjouie, assis sur le siège de la Mac-Cormick, "Maintenant on fait les métives en se promenant " disait-il. Une vie nouvelle commençait

  • Norbert et Maurice Brochet aux Humeaux

     Il fallait ensuite rentrer les gerbes, réaliser le gerbier, bien le placer par rapport au volume de la récolte et à l'emplacement du pailler. Mon père y attachait une grande importance et il calculait pour diminuer le travail et le rendre moins contraignant.

    Après peut commencer la tournée des battages. Les entreprises Bocquier, Delbarre, Bernereau, Charrier patientaient un peu pour attendre les retardataires et ils démarraient quand, à peu près tous les clients étaient prêts ; les nouvelles circulaient bien, et chaque fermier savait approximativement l’état d'avancement des travaux de son voisin. Le tour était établi pour chaque matériel. Il allait de ferme en ferme par le chemin le plus court et le circuit était inversé tous les ans. De sorte que celui qui battait le premier une année se retrouvait le dernier l'année suivante. Le travail s'échangeait en entraide. Nous allions chez les voisins et ceux-ci venaient chez nous.

    Tous les hommes participaient. Si la ferme était plus grande il fallait davantage de temps mais en contrepartie leur personnel était plus nombreux. Le chantier réunissait une bonne trentaine d'hommes Chacun choisissait un travail plus approprié selon son âge et sa force. Les jeunes se retrouvaient plus volontiers aux gerbes Leur fougue et leur nervosité pouvaient se donner à fond puisqu'ils étaient remplacés toutes les demi-heures par une autre équipe. Leur rôle était d'approcher les gerbes, les présenter bien «à la main» aux deux gars de la vanneuse. Ceux-ci, hommes plus expérimentés en général devaient veiller à la régularité de la cadence, présenter, couper le lien et étaler la gerbe sur la table d'engrenage. Au bout du monte paille se tenaient les hommes d'un certain âge. Ils devaient économiser leur force car mis à part les repas, ils ne devaient descendre qu'à la fin du pailler. Travaillant par paire, un gaucher et un droitier si possible, pour bien s'accorder, ils donnaient la forme à l'ouvrage sous la responsabilité en principe des gars du « bout » La paille devait circuler, poussée à la fourche de l'avant vers l'arrière dans un mouvement synchronisé avec son partenaire et cela jusqu'à plus de place.

     Quand le dôme du pailler se rétrécissait, au fur et à mesure les hommes descendaient sur une échelle, laissant la place à quelques-uns pour réaliser le faîtage. Les bouteilles de vin circulaient principalement en direction du pailler car il fallait veiller au rafraîchissement des hommes qui ne pouvaient pas se déplacer à la cave. Parfois il y avait des bouteilles d'eau, il fallait être prudent, la forme physique des hommes devait être ménagée jusqu'au soir.

    Sous le monte paille un ou deux, très anciens ramassaient la " menue paille " pour en faire un tas à proximité. Si un travail physique important ne leur était pas demandé, par contre ils avaient l'habitude de prendre beaucoup de poussière et ceux là, en premier, se retrouvaient noirs de crasse.

    Le grain trié sortait à l'avant de la batteuse et un homme veillait au remplissage des sacs. Les plus costauds se retrouvaient porteurs de sacs. Ils tiraient vanité de leur force et s'accommodaient bien souvent d'un passage fréquent au cul de la barrique. Ils connaissaient bien toutes les maisons Ils savaient par exemple si l'escalier était facile pour porter le grain au grenier. Ils devaient se charger les uns les autres.

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  • Repas de batterie aux Humeaux en 1930

    Deux hommes se saisissaient du sac. Ils prenaient de l'élan pour balancer en comptant jusqu'à 3. A gauche, à droite et hop c'était sur l'épaule; le porteur s'était retourné quand la charge était au plus haut. Il équilibrait le poids sur son corps et en route pour le grenier. Moins fatigante était la charge à trois. Deux à l'arrière montaient le sac sur un manche ceux-ci n'avaient qu'à soulever et le porteur se retournait quand le poids atteignait ses épaules.

    Les femmes n'étaient pas en reste et prenaient la responsabilité des repas. Ma mère et mes sœurs, aidées de quelques tantes, avaient à cœur de bien nourrir les hommes. La nourriture était abondante, le menu ne variait guère : viandes bouillies en vinaigrette, rôtis de volailles ou de veaux, mogette salade, laitage. Le tout bien arrosé d'un vin "de la barrique des batteries" et accompagné d'un café avec la gnôle. Les tables, prévues pour l'occasion, circulaient dans tout le voisinage.

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  • Au vieux château en 1931 famille Blanchard

    Je me souviens de l'ambiance, de l'injustice qui régnait parfois

     _"Toi le jeune monte les gerbes plus vite" était quelquefois la réflexion d'un plus âgé. Nous encaissions sans broncher mais ce n'était pas sans amertume. Nous nous donnions à fond jusqu'à la limite de nos forces. Il me semblait que les plus anciens prenaient le relais mollement.

    Il y avait les rouspéteurs pour qui çà allait toujours mal. C'était toujours la faute des autres. Les jeunes ne savaient pas travailler, les gerbes étaient mal présentées, le pailler était mal fait, etc.

    Il y avait aussi les rigolos. Ceux qui par leur attitude, leurs boutades savaient trouver les mots pour détendre la galerie.

    Il y avait les faibles qui se laissaient prendre aux incitations à boire de quelques uns, histoire de s'amuser, de se moquer d'eux. Il y avait les vantards. Les gars des sacs, les costauds insistaient sur leur force, quelques uns étaient capables de prendre 20- 30 verres de vin sans être dérangés .Ils avaient une certaine aptitude à décrire des ancêtres plus costauds qu'eux encore, par exemple quelqu'un qui était capable de porter deux sacs de 100 kg (au moins) sur les épaules et de monter les escaliers Le secret était parait-il de bien équilibrer la charge sur le corps mais je n'ai jamais vu la démonstration.

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  • A Villeneuve en 1968

    Le maître de maison dans certains endroits surveillait l'activité d'une façon hautaine et sa préférence allait vers ces porteurs de sacs avec qui il parlait des rendements: Tant de sacs à la « boisselaïe »[4] dans un champ, tant de sacs dans l'autre. Tous les moyens mis en œuvre pour la culture étaient décrits, mais jamais il n'était question de déception.

    Il y avait les sages, sans doute étaient-ils les plus nombreux. Ils savaient prendre la mesure de la situation et leur comportement contrait tous les débordements

     Je me souviens que c'était toujours les mêmes qui prenaient la responsabilité du pailler. Nous leur donnions en secret des qualificatifs peu envieux et nous trouvions dommage que ces deux personnages n'aient aucun souci pour la transmission du savoir faire.

    Parfois, quelques uns y mettaient une note d'ambiance en poussant la chansonnette pour réchauffer les cœurs et oublier la fatigue.

    Après cette rude journée chacun regagnait dans la nuit son domicile à bicyclette. Il fallait se laver un peu pour enlever un minimum de crasse qui collait à la peau Une bassine avec un peu d'eau, du savon de Marseille, un torchon, étaient à l'époque les seuls ustensiles en usage pour la toilette. Après, le sommeil venait rapidement et lourdement une fois au lit, jusqu'au lendemain matin. Mais dès le petit jour l'activité reprenait. D'abord aller chercher la nourriture puis panser les animaux, se restaurer un peu avant de repartir à la batterie.

    C'était une économie de subsistance où la famille tirait parti des produits de la terre, qu’elle vendait ou qu’elle consommait. L'économie dite moderne, avec la rentabilité, l'intensification, était encore loin des préoccupations.

    En définitive, les batteries c'était un événement. Une fièvre d'excitation animait chaque personne qui essayait de trouver sa place dans l'intégration d'un groupe. C'était aussi un peu la fête, la joie des retrouvailles, des excès un peu parfois. C'était aussi l'occasion de mieux se connaître, de se côtoyer. Des liens d'amitié naissaient.

    Si le travail était dur, même si des heurts se produisaient parfois, les gens dans l'ensemble vivaient heureux.

    C'était le bon vieux temps.

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  • La première moissonneuse

    Joseph Bonnet

    [1] Grands bacs de bois, sortes de barriques coupées en deux
    [2] Leur usage était de recueillir la vendange dans la vigne.
    [3] Outil de fer indispensable pour réaliser le nœud
    [4] boisselaïe : à l’origine surface qui permettait de récolter un boisseau de blé ; à Bournezeau, 12 ares 50