L’exode de Maurice Renault

Maurice Renault qui nous a quittés en juin 2008, fut un de ces Ardennais que la guerre jeta sur les routes de l’exode et conduisit en Vendée.

Dans le n°4, deux autres témoignages parlaient aussi des réfugiés des Ardennes.

Le 10 Mai 1940 les Allemands attaquaient la Belgique et la Hollande. J'allais avoir dix-huit ans. Je travaillais alors comme tourneur, dans une usine de Charleville, pour la défense Nationale. Je rentrais chaque jour chez mes parents, à St Laurent un village des Ardennes, de six cents habitants, à 4 km au Nord de Mézières. C‘étaient surtout des cheminots et des ouvriers travaillant dans les usines de Mézières-Charleville qui y résidaient. Mon père était patron carrier et ma mère s'occupait des tâches ménagères. Mon frère Edgar, qui faisait partie de la classe 30, avait été mobilisé en septembre 1939 et affecté à une batterie d'artillerie à Etrepigny, à une dizaine de kilomètres au sud de Mézières. Depuis le début de la guerre, le secteur était calme et la vie quotidienne se poursuivait tant bien que mal. Une compagnie de soldats relevée de temps à autre occupait une ferme du village. St Laurent, à cette époque-là, comprenait deux épiceries, un bureau de tabac et deux cafés qui s'animaient le soir par la présence des militaires.

Le 12 mai, à quatre heures du matin, nous fûmes réveillés en sursaut par des coups de poing dans les volets. C'était ma tante qui venait nous avertir qu'il fallait évacuer le village immédiatement : la menace allemande était là, tout près de nous. N'ayant ni journaux ni radio, nous ignorions l'évolution de la situation militaire et où avait lieu exactement l'offensive allemande. En cas d'évacuation, nous savions qu'il fallait partir en Vendée : c'était le département d'accueil prévu pour les réfugiés ardennais et Le Poiré sur Vie était le village réservé en principe aux habitants de St Laurent.

Vers 5 heures, le train qui partit de Charleville, fut le dernier à prendre part à l'évacuation. Vers 8 heures, les grands chariots et les tombereaux tirés par les chevaux étaient rassemblés sur la place du village et les habitants y chargeaient un maximum de bagages d'objets et d'affaires personnelles. Les maisons se vidaient de leurs habitants.

Des vieillards et des enfants se juchaient sur les charrettes. Les autres iraient à pied. Ainsi je partis avec mes parents en poussant mon vélo chargé de valises accrochées sur le cadre.


Maurice Renault CRS en 1947, avant de devenir ouvrier maçon
puis entrepreneur de maçonnerie
à la Noue-Libaud de St-Vincent-Puymaufrais.

Photo famille Renault

La colonne de réfugiés prit la direction du sud, au milieu des meuglements du bétail, que nous devions emmener de l'autre coté de la Meuse.

Nous arrivâmes à Lumes, à 6 Km à l’Est de Mezières. Lumes : C'étaient les ponts sur la Meuse pour la route et le chemin de fer. Lorsque nous avons franchi la rivière, nous abandonnons les bêtes dans les champs. Nous prenons la route conduisant à La Francheville que nous traversons pour arriver à Ayvelles, vers midi.

Le mois de mai 1940 était splendide et les avions ennemis se manifestaient souvent dans le ciel sans nuages. Lors de notre passage à Ayvelles , nous aperçûmes une vague d'avions allemands qui bombardaient, non loin de là, la gare de Boulzicourt sur la ligne Reims - Rethel - Mézières. Trois Heinkel surgissant bientôt à l'horizon, attaquèrent un groupe de tirailleurs marocains qui s'étaient retranchés, avec leurs mulets dans la forêt d’Ayvelles, et mitraillèrent ensuite la colonne de réfugiés sur la route. Ce fut l'affolement général. C'était mon baptême du feu. Là, dans un fossé, je vis « mon premier mort ».


La France de 1940 avec ses différentes zones.
En pointillés, le trajet de Maurice Renault.

Puis, on nous dirigea vers “la vieille route de Paris” en passant par Launois sur Vence. La nuit venue nous dormons dans une grange du village. Le lendemain au petit matin, nous reprenons notre marche en direction de Rethel. En arrivant à Novy Chevrières, dans la cour d'une ferme, un attroupement nous attire: on a tué un cochon et on nous propose de casser la croûte. La nécessité d'un bon repas se fait sentir, car seuls les plus avisés avaient emporté quelques provisions. Nous n'avons, malheureusement, pas le plaisir de goûter le cochon, parce qu'il nous faut partir en toute hâte : les Allemands arrivent. Nous reprenons aussitôt notre fuite. Sur la route, à une dizaine de kilomètres de Rethel, nous trouvons un camion qui accepte de nous transporter jusqu'à cette ville, où nous passerons la nuit dans un garage.

Nous attaquons notre troisième jour, après 50 Km sur la route de l'exode, en direction de château Porcien. D'autres fugitifs civils et militaires nous ont rejoints. Nous longeons la rive droite de l'Aisne en passant à Guignicourt, Pontavert et arrivons à Beaurieux, vers minuit Je ne trouve pas de place pour dormir dans les granges, bondées de réfugiés. Je suis harassé après cette longue journée de marche forcée je m'endors sur le trottoir où je me réveillerai deux heures plus tard.

Nous reprenons alors notre marche vers Soissons et atteignons Vailly-sur-Aisne ; une importante vague d'avions ennemis qui se dirige vers le sud, passe au-dessus du village. Je me planque derrière une meule de paille.  Cette dernière alerte passée, nous arrivons à Soissons sans trop de difficultés.

La place de la cathédrale est envahie par une foule de réfugiés. Tout à coup, une douzaine d'avions allemands fait son apparition et laisse tomber des bombes sur la caserne voisine. La DCA française riposte violemment. A ce moment, des Spitfire anglais arrivent à l'improviste et prennent en chasse les bombardiers ennemis qui s’éclipsent.

Nous quittons la place, dans le courant de l’après-midi pour rejoindre l'endroit indiqué, un convoi de wagons à bestiaux (40 hommes 8 chevaux) attend le flot des réfugiés. Avant de monter dans les wagons, on nous oblige à abandonner nos bicyclettes.

A minuit, après une longue attente, le train s'ébranle enfin, en direction de Compiègne. Mais, bientôt nous arrêtons : la voie ferrée a été coupée par les Stuka ; les ouvriers de la voie rétablissent la communication et nous repartons.

Après Compiègne il y a de nombreux arrêts en rase campagne, en descendant vers Paris. Aux abords d'un passage à niveau où nous sommes immobilisés, de braves gens nous apportent du pain. Nous arrivons dans la banlieue parisienne et contournons Paris en empruntant la “Grande Ceinture”.

Nous ne savons pas où nous allons et encore moins quand nous reviendrons. Toujours est-il que nous parvenons à Blois sur la Loire. En tant qu'ouvrier de la Défense Nationale, mon but est maintenant de rejoindre mon usine qui devait se replier à Meung sur Loire. Avec mes parents je prends une micheline pour m'y rendre. Nous logeons au Bardon, à proximité de Meung où je retrouve mes occupations de tourneur, pendant une quinzaine de jours. J'achète un nouveau vélo pour aller au travail.

Mais un beau matin, la canonnade gronde au loin. La progression allemande se poursuit. Il nous faut à nouveau fuir. Nous franchissons la Loire à Beaugency et marchons en direction de Vierzon. Sur la route, un camion de militaires accepte de transporter les réfugiés, mais seulement les personnes âgées. Mes parents montent donc dans le camion, en me donnant rendez-vous à l'entrée de Vierzon. Quant à moi, je continue à vélo avec quelques compagnons d'usine. Hélas ! mes parents ne seront pas au rendez-vous, car les avions allemands ont bombardé la ville, créant la panique et l'affolement. Mon père et ma mère se sont sauvés plus loin, jusqu’à Châteauroux. Je perds leur trace et resterai sans aucune nouvelle pendant deux ans.

De mon côté, je poursuis ma fuite vers le sud avec mes quatre compagnons d'usine, jusqu'à Magnac-Laval, près de Bellac, en Haute-Vienne. Je trouve du travail chez des cultivateurs, pendant un an environ, ce qui me permet de subvenir à mes besoins.

Entre-temps, l'Armistice fut signé avec l'Allemagne, le 22 juin 1940. La France fut partagée en quatre zones: la zone libre, la zone occupée, la zone interdite (que les réfugiés n'avaient pas le droit de réintégrer, c'était le cas de la plupart des Ardennais) et la zone spéciale d'Alsace-Lorraine. Magnac-Laval faisait partie de la zone libre. Il était impossible de circuler d'une zone à l'autre. Les familles séparées ne pouvaient communiquer entre elles qu'au moyen des cartes postales interzones, offrant une place réduite pour la correspondance, soumise à la censure. Et pourtant, chacun attendait des nouvelles d'un mari, d'un frère…parti ou mobilisé quelques mois plus tôt.

Un beau jour, deux ans plus tard, mon beau-frère qui habitait Montmorillon, également en zone libre, reçut une carte interzones de mes parents, réfugiés en Vendée, aux Noues, dans la commune des Pineaux. Il m'en informa. Quel soulagement ! Je savais enfin ce qu’étaient devenus mon père et ma mère.

Après avoir travaillé à Magnac-Laval, chez des cultivateurs, je m’engageai dans l’armée d’Armistice et fus affecté au 27éme R I, à la caserne du Blanc. C’est là qu’un beau matin, nous vîmes, à la porte de la caserne, des sentinelles allemandes qui avaient remplacé des militaires français : l’armée allemande venait d’envahir la zone libre. C’était en novembre 1942, après l’arrivée des Américains en Afrique du Nord. Les Allemands s’empressèrent de dissoudre l’armée d’Armistice et nous démobilisèrent aussitôt.


Maurice Renault en mai 2008,
un mois avant sa mort

Photo famille Renault

 Ils me délivrèrent un laissez-passer pour franchir la ligne de démarcation à Vierzon et aller en Vendée. Je pris le train pour Nantes et la Roche-sur-Yon. Puis, j’arrivai à la gare de Bournezeau. Il y avait là un cabriolet à cheval et un homme, auquel je demandai des renseignements sur l’emplacement du village de mes parents.

Complaisamment, cet homme, (c’était Monsieur Perreau de Launay de Ste Pexine), me proposa de m’y conduire. Après toutes ces mésaventures, j’étais arrivé en Vendée et retrouvais enfin mes parents au bout de deux longues années de séparation. Nous avions bien des choses à nous raconter !…

Témoignage recueilli par Jean-Claude Couderc