Bournezeau en 1942

Souvenir d’un enfant, 8 ans en 1942, Charles DEVAUD, ayant vécu dans un quartier de Bournezeau situé autour de l’ancienne gendarmerie, démolie en janvier 2006. Cinquante-trois ans après,il écrit à un habitant de Bournezeau.

Lannemezan, le 12 janvier1995

Aujourd’hui, un demi-siècle après avoir quitté Bournezeau, j’y pense encore, j’en rêve avec une émotion toute particulière; … dans la ruelle qui longeait la gendarmerie de nos jeunes années, j’effectuais alors une sorte de pèlerinage, en voulant revoir ce quartier qui, jadis m’était familier.

Tout a inexorablement changé, et nous avons inexorablement vieilli ! … le Bournezeau que j’ai quitté en 1942, c’était une rue principale qu’un chat pouvait traverser sans courir aucun risque.

Je revois d’abord “l’auberge du cheval blanc” où la jeune fille qui officiait comme bonne, chantait si bien « Je sais une église… »

Puis après la maison Blanchard, de l’autre côté du carrefour, l’échoppe du sabotier le père Daviet. Il fallait escalader trois marches et l’on se trouvait devant une sorte d’hercule ; manches retroussées, les avant-bras énormes se jouaient des billots de bois dont il faisait voler en tous les sens des copeaux… alors, apparaissait l’ébauche d’un “bot” qu’il fignolait avec ses herminettes, ses tarières et ses gouges de tout calibre dont les tranchants étincelaient.

Quelques mètres plus loin, on était pris par l’odeur âcre de la corne brulée, et, dans la “caverne” enfumée du père Marot, je crois “la forge”, on voyait voltiger des myriades d’étincelles, on entendait les sonnailles du métal martyrisé sur les enclumes.


La forge était sous cet abri, rue Jean Grolleau.

(photo prise lors du passage du Tour de France 1976)

Dans cet “antre obscur”, le brasier de la forge mettait sa note claire. Comme j’aimais tirer sur la chaîne de l’énorme soufflet de cuir. …

Encore quelques enjambées et on entrait au royaume du pain. La porte du fournil franchie, l’arôme du pain chaud flattait les narines. En toute saison, on travaillait en espadrilles et maillot de corps, saisi par le climat tropical des lieux. Tout de suite à gauche, près de la “bouche du four”, les deux énormes étouffoirs d’acier, qu’il fallait savoir manœuvrer au risque de se brûler, car on y jetait à la pelle en fer, les braises incandescentes. (la braisette pour mettre dans les chaufferettes).

En face, les pétrins manuels, on y posait la balance, sur laquelle on lançait les boules de pâte. Gaston et René d’un tour de main, vous moulaient les pains, avant de les poser sur cette espèce de grand tapis, où ils allaient attendre l’heure d’enfourner.


De gauche à droite, Gaby Chetaneau, René Blanchard, Gaston Giraudeau, Gaston Giraudeau père tenant dans ses bras René Giraudeau

(Photo René Giraudeau)

J’admirais l’adresse de ces deux boulangers, pour dessiner à la plume “la grigne” sur ces boudins de pâte, et pousser rapidement la longue pelle de bois, au fond du four… de même, ce coup de poignet, la cuisson terminée, pour aller cueillir les belles miches dorées, les saisir encore brûlantes, et les plonger dans les grands paniers d’osier.

Quelle joie pour moi quand on m’accordait l’honneur insigne de pousser l’un de ces paniers, lui faire traverser la route et l’offrir à la jeune boulangère, qui toujours souriante les installait tout croustillants sur les cuivres rutilants des étagères.

Je la revois, à la parade derrière son comptoir, faire les pesées sur la balance aux larges plateaux ou saisir la demi-baguette de noisetier (la coche !) l’appuyer contre sa poitrine, et avec son couteau, ajouter une nouvelle entaille…

Dehors, devant l’écurie, ton père revenu d’une longue tournée en campagne détachait le cheval “ce mouton de bel ardennais”. Il accrochait le harnais au mur, et parfois, il nous hissait sur “Mouton” pour aller le faire boire à l’abreuvoir, près de la gendarmerie, en le faisant trotter, bien sûr. Il fallait se cramponner à sa crinière !… Ensuite, il nous suivait avec la nippe sur l’épaule, sorte de serpillère au bout d’un long manche, que les boulangers venaient tremper dans cette eau qui coulait à profusion, (lavoir, buanderie, puits, beaucoup y venaient), en remontant, on allait sauter sur la bascule géante qui, évidemment, tremblait à peine !

Ce bain de jouvence vient d’un ancien galopin du quartier, qui eût peut être chapardé une boîte de “réglisse-car” à l’épicerie du coin (Mignon) ; ou plus sûrement escaladé le mur des jardins du “bas-bourg”, mais pas celui de l’école proche, la crainte des maîtres aidant…

Il se souvient de cet heureux temps où les soucis étaient bien anodins, quand les risques encourus n’étaient guère qu’une bonne paire de gifles, et encore… on avait au moins 50% de chances d’y échapper, il suffisait bien souvent de courir assez vite, ou de savoir se faire oublier un moment.

Cette plongée dans le passé, pour le fils de gendarme que j’étais, reste bien inscrite en mémoire.

La vie est ce torrent qui dévale en cascade, s’approchant un jour du port où tout devient plus serein.

Charles DEVAUD

Document recueilli par René Giraudeau