La Tête Noire

Sont-ils nombreux les Bournevaiziens qui connaissent le carrefour appelé “La Tête Noire”, situé au croisement de la rue Jean Grolleau et de la rue de l’Armistice ? Ceux qui le connaissent, savent-ils pourquoi un tel nom en ce lieu ? Le passant attentif trouvera la solution aisément, encore doit-il lever les yeux. La photo ci-dessous vous permettra de trouver l’élément clef.

Un indice : observez la maison contiguë à la plus ancienne maison de Bournezeau d’époque Renaissance (XVIème siècle), appelée la Gabare ou la Maison du Sénéchal. Dans l’angle, un peu au-dessus du premier étage, vous observez une petite proéminence en pierre de granit : il s’agit d’une sculpture qui représente une tête humanoïde, connue sous le nom de “La Tête Noire”.

Que fait donc cette sculpture sur ce pan de mur, à près de 6 mètres du sol ? Quelle signification a-t-elle ? Depuis quand se trouve-t-elle là ?


Carrefour de la Tête Noire, avec au 1er plan, la maison renaissance, dite
“la Gabare ”ou encore “Maison du Sénéchal” (vue prise côté ouest - sud-ouest).

La maison de “La Tête Noire” à Bournezeau (vue de la façade sud)

La“Tête Noire” en gros plan. Elle est en granit sombre.

La Commission histoire, dès sa création, s’est interrogée sur cette énigme ? Plusieurs hypothèses avaient été émises :

1)Il s’agirait d’un élément de décoration récupéré sur un monument et apposé là par un ancien propriétaire.

2)La tête proviendrait de l’ancienne église de Bournezeau détruite au milieu du XIXème siècle.

3) Il class= pourrait s’agir d’une enseigne commerciale comme, par exemple, une auberge qui se serait appelée jadis “Auberge de la Tête Noire”.

Aucune de ces hypothèses n’est satisfaisante. Nous savons, grâce au cadastre napoléonien, que cette maison s’appelait déjà “La Tête Noire” en 1825 : elle ne peut donc pas provenir de l’ancienne église.

Par ailleurs, aucune archive conservée ne mentionne de commerce avec un tel nom.

Nous savons, en revanche, que le carrefour a été modifié vers 1950. Pour élargir la route, l’angle droit où se trouvait probablement la “Tête Noire” a été biseauté, ce qui laisse à penser que la sculpture a été retirée lors de la destruction de l’angle et replacée ensuite au plus près.


Le carrefour de la Tête Noire en 1825, extrait du cadastre napoléonien (plan de gauche), et en 2012, extrait du site internet suivant : www.cadastre.gouv.fr (plan de droite).
A : Maison renaissance dite “La Gabare” ou “Maison du Sénéchal”.
B : Maison de la “Tête Noire”.

Nous remarquons nettement, sur le plan de droite, la partie  qui sera biseautée vers 1950.

Malheureusement, cela ne nous renseigne en rien sur l’origine et le sens d’une tête sculptée à cet endroit. Le mystère reste entier.

Et puis, il y a quelques mois, à la suite de l’assemblée générale de l’association “Maisons paysannes de Vendée” qui a eu lieu dans la salle du Mitan Vendéen, un des participants nous aborde. Il s’appelle André BOUTIN et vit à Chaillé-sous-les-Ormeaux.

Il nous déclare : « Je connais la signification de la Tête Noire que l’on trouve sur votre commune. »

Très intrigués, nous l’écoutons. « Il s’agit, dit-il, d’une boule apotropaïque, d’une boule sculptée en forme de tête ».

Que signifie donc “apotropaïque” ? Ayant lui même chez lui, une boule apposée sur son moulin à Chaillé, il s’est intéressé minutieusement  à ce sujet. Il nous a alors fourni tout un dossier sur ce thème qui était pour nous inconnu.

Avec son aimable autorisation, nous nous sommes appuyés sur ses documents pour éclaircir le mystère de notre “Tête Noire”. Le principal document est une notice écrite par Mme Jeanne BUESCHE, architecte suisse (1912 - 2000) : nous en citerons de larges extraits.

Tout d’abord, ce terme un peu scientifique d’apotropaïque vient du grec et signifie littéralement :

Apo =  à partir de, loin de…
Tropaïque = indique un mouvement.

Autrement dit, d’après Jeanne BUESCHE

 « Ces boules étaient faites pour détourner l’influence maléfique des jeteurs de sorts et du mauvais œil, donc des sorciers et des sorcières ! (…) Il y a eu de tous temps des sorcières et des sorciers en Europe, particulièrement du XVème au XVIIème siècles. Les guerres, les épidémies, la misère accablaient la population. Les plus désespérés pensaient que Dieu n’écoutait plus leurs prières et s’adressaient alors au démon : sabbats et maléfices proliféraient, si bien que les procès de sorcellerie s’accumulèrent (…) Le simple citoyen ne se sentait plus à l’abri de ces jeteuses de sorts et ne savait comment protéger son bétail. De là les boules apotropaïques à l’angle des maisons et des fermes (…) »

Après avoir relevé un grand nombre de boules en Suisse, elle constate qu’ « il ne s’agit pas de bossage décoratif, jamais de symétrie, plutôt située dans les angles, sur un seul angle, unique et multiple, et du côté de la rue, rarement au milieu des façades. On en trouve aussi sur des portails, des portes d’entrées, voir des portes d’écurie, sur des églises, des tours, des murailles anciennes, mais toujours à l’extérieur (…) Soigneusement sculptées, elles n’ont pourtant rien de décoratif ou d’esthétique (…) Pour façonner ces boules, les ordres étaient donnés de bouche à oreille sur le chantier (…) Certaines boules ont été décorées d’une tête sculptée, en général d’une tête d’homme non grimaçante.»

Notre “Tête Noire” répond à toutes ces caractéristiques : située dans un angle, côté rue au carrefour de 3 directions, visage humain soigneusement sculpté et non grimaçant. Ajoutons que notre commune a souffert des guerres de religion au XVIème et au début du XVIIème siècle, période troublée pendant laquelle a été construite la maison renaissance de la gabare et peut-être celle de la Tête Noire. Le climat d’insécurité qui devait régner sur Bournezeau explique probablement pourquoi on a voulu apposer une tête apotropaïque à cet endroit. Rappelons que Bournezeau a été pillé par les Protestants en 1568 et 1569, puis en 1622 par l’armée royale qui ravagea le château et le bourg (voir Au fil du temps, n° 13). Les Bournevaiziens de l’époque espéraient le retour à la paix en chassant les mauvais esprits de la guerre et la violence. Pour André Boutin, « la boule sculptée au relief important semble avoir été exécutée pour être placée ici. » Il ajoute que « selon la luminosité, nous pouvons distinguer nettement un voile. Cela confirmerait l’hypothèse d’une vierge noire et la christianisation d’une pratique païenne. D’ailleurs la tête est en granit sombre comme très souvent les matériaux des vierges noires. »

Jeanne BUESCHE poursuit sa notice en s’interrogeant. « Pourquoi a-t-on choisi la boule pour détourner le mauvais sort ? Serait-ce parce qu’elle est de forme parfaite et que le diable n’aime pas la perfection ? C’est là un problème que nous ne pourrons jamais résoudre, car la boule apotropaïque existe depuis plus de 2000 ans. Aujourd’hui, on a complètement oublié que les boules apotropaïques détournent le Mal et protègent (…) »

Cette pratique remonte à l’Antiquité, bien avant le Christianisme ! Elle s’est  ensuite développée dans toute l’Europe jusqu’au XVIIème siècle avec une appropriation par l’Eglise de ces signes protecteurs païens.

Et nous retrouvons d’autres boules en Vendée. A Saint-Etienne-du-Bois, on peut remarquer un groupe de 3 boules sur le fronton de la maison au centre de la place (début XVIIème). D’autres boules existent sur cette même commune !

 
Boules à Saint-Etienne-du-Bois (début XVIIème)

De chaque côté de l’entrée du porche du logis de la Tuderrière à Apremont, une boule est apposée.

A Saint-Philbert-de-Bouaine, une tête sculptée est apposée sur un pan de mur. Elle rappelle celle de Bournezeau mais elle semble sculptée avec moins de finesse. Peut-être est-elle plus ancienne ? ? Elle n’est pas en excroissance et a pu être déplacée.


Tête apotropaïque de Saint-Philbert-de-Bouaine

Le mystère est désormais levé sur la signification de notre Tête Noire qui pourrait représenter une vierge noire. Par superstition et afin de repousser le mauvais sort, nos ancêtres sculptaient des boules apotropaïques, parfois en forme de visages humains. La recherche de ce rôle protecteur existe toujours mais sous d’autres formes. Qui n’a jamais vu un fer à cheval accroché  à un mur ou sur une porte ?

Vincent Pérocheau

Sources :
- Documents de M. André BOUTIN.
- Cadastre de Bournezeau.
- Photos prises par le Comité de rédaction.